#04 La charge mentale enfantine

« Maman, je peux faire caca ? »

Telle est la phrase de Sasha ce matin au petit déjeuner.
Lever à 6H30 le temps de boire mon latte avoine devant un Télématin qui, tous les jours, voit partir la moelle épinière de son équipe originelle. J’ai la crinière en bataille, la cerne vive et le pyjama Primark version hiver, au top de mon sex appeal.

Vite la douche, la préparation du petit dej, on sort les muffins maison pour le goûter… « merde la boîte à goûter ! ».
La gourde d’eau fraîche a bien passé la nuit avec son bâton de charbon puis on tente d’extirper du royaume des rêves une petite fille qui se contorsionne déjà en miaulant comme une adolescente.

« Voilà pourquoi maman te dit d’aller tôt au dodo mon amour, parce qu’il me faut 6 allers et retours dans ta chambre pour te sortir de ta couette à 7H30 ».
Doudou dans la main, le pyjama remonté jusqu’aux genoux, ma fille cadette se cache dans ses cheveux et arrive à la table, le pied trainant et la démarche lourde.

J’arrête Télématin et lance sur Spotify Dans un autre monde pour réveiller l’enfant, lui intimant de prendre avec cette chanson de La reine des neiges 2 la puissance de sa vie intérieure.

Ma fille, avec la rapidité d’un paresseux croisé avec une tortue, puise dans son pot de Nesquik de quoi colorer son lait de soja boosté au calcium.
« Allez mon coeur, les minutes passent et on fonce se laver les dents et se débarbouiller », l’œil fixé sur la montre comme si la vie en dépendait.

Passage pipi, et Sasha qui s’exclame :
« Maman, je crois que je veux faire caca mais je suis bloquée car je sais qu’on va pas être dans les temps! ».

Et là, je me fige. « Heu c’est pas ton heure normalement. Tu fais caca tous les soirs, après le plat, avant le dessert.». Mais de quoi je me mêle?

Et puis, dans un sursaut de bon sens : « Ma chérie, fais caca, sinon tu vas avoir mal au bidon toute la journée. ».

Sur le chemin de l’école, Sasha s’affole et me lance des regards de Chat Botté : « On va être en retard Maman, dépêche-toi ». Elle tire, elle scrute pour voir si des mamans à peine coiffées traînent leurs enfants en leur triturant le poignet, arrachent leur sac Tann’s bien trop lourd pour aller plus vite.
Devant la porte de l’école qui se referme sur une petite fille prête à sortir son glaive pour pourfendre la foule des élèves encore endormis, je me pose cette question : La charge mentale des enfants existerait-elle aussi ?
On connaît désormais la charge mentale de la mère, aurait-on occulté le fait que nos têtes blondes puissent aussi souffrir de ce mal du siècle?

Ce matin, ma fille est arrivée dans un état d’angoisse à l’école parce que 30 fois ce matin elle m’a entendue dire « dépêche-toi on va être en retard » (sous-entendu à cause de toi).
À l’école, même impératif temporel et aucune chance de trouver un quelconque apaisement. L’agenda de la maîtresse est d’une rigueur militaire : temps des maths, temps de lecture, temps d’écriture et la course au « TB » que Sasha recherche à tout prix. Il y a 15 jours, Sasha a fait une crise terrible : hyper ventilation et crise de larmes, refusant d’aller à l’école car la maîtresse la sommait d’aller plus vite.

Après une longue conversation avec cette dernière, j’apprends que ma fille est en retard sur les autres parce qu’elle veut trop bien faire, elle écrit, elle gomme, elle recommence. Elle est en retard, non pas parce qu’elle ne veut pas travailler mais parce qu’elle tend vers l’excellence. Ma fille voulait prendre son temps, la vie à l’école ne lui laisse pas cette opportunité.

Donc pourquoi cette petite fille se met à 6 ans dans un état de quasi burn-out digne d’une quadra satellisée? Pourquoi me pique-t-elle mon burn-out ?
Dans quel monde vit-on, pour que l’insouciance légitime dans lequel devrait baigner nos bambins ait été pulvérisée dès lors qu’ils ont achevé leur dernier biberon?

«Dépêche-toi de faire ton rototo mon amour », et vas-y que je te soulève un bras puis l’autre, que je te berce dans le bon sens, que je te masse le ventre. Bref, même pas le moyen de roter à son rythme.

A-t-on estimé nos enfants hermétiquement fermés à la dureté du monde car on a pris pour acquis que l’enfance était comme protégée par une bulle protectrice ? Comme si cette dernière était un rempart naturel contre les angoisses des grands ?

Même si on les préserve des images violentes du journal de 20H, on peut se demander si d’une manière ou d’une autre on ne les confronte pas, dans un souci de les armer, à un futur intrinsèquement hypothétique.
Pendant 18 mois, Sasha a eu une baby-sitter after school anglophone parce que son père et moi voulions absolument qu’elle soit bilingue.

J’ai lutté contre moi-même pour ne pas blinder son mercredi après-midi de diverses activités
( piano, chant, violon, danse etc…) pour en faire un chien savant. Si je veux un chien je file à la SPA.
Et si en voulant bien faire, pour remplir leur quotidien, leur ouvrir un horizon, nous n’aurions pas semé les graines de la charge mentale enfantine ? A-t-on bêtement, sous couvert d’éducation intellectuellement riche, ouvert une nouvelle boite de pandore?
« Range ta chambre », « donne-moi ton cahier vert de devoir », « lis correctement », « relis », « allez une dernière fois » ,chronomètre en main.
Puis « éteins l’électricité pour la planète, non je ne t’achète pas une bouteille d’eau en plastique, tu boiras à la maison dans 10 mn. ».
Et encore « si, on prend le bain tous les jours, c’est important d’être propre, pour se respecter soi et les autres. Prends l’habitude de mettre de la crème Nivea pour préserver ta peau. »
Ou alors une variante : « Prenons un bain un jour sur deux, ou une douche, c’est mieux pour ne pas gaspiller trop d’eau. ».
Puis : « Viens mettre ta casquette et de la protection 50 sinon tu vas griller ton capital soleil. ».
« Pas trop de sucre, ne rajoute pas de sel. ». Sasha me demande à chaque repas : « Maman ça c’est bon pour mon corps? ».
Chaque soir, quand je lui mets son pyjama, rituellement, je demande à ma fille : « Qui a le droit de toucher ta zézette ? » pour avoir la réponse : « Personne, même pas Maman, c’est MA zézette. ».

Nos angoisses sociétales, écologiques, professionnelles, médicales, esthétiques se retrouvent donc insidieusement distillées dans nos paroles de parent protecteur. À vouloir bien faire, on a perfidement envoyé à nos mômes le spectre d’une vie normative, cernées de règles et d’injonctions. Bref de peurs larvées. De nos peurs larvées.

À vouloir les protéger de tout, on construit une armée de petites filles et de petits garçons constamment sur leurs gardes, à l’affût. On a construit leur propre charge mentale.

Je me suis demandée si mes propres parents avaient eu le même comportement il y a 40 ans. Et je ne me rappelle pas d’autres injonctions que celle de bien travailler à l’école pour obtenir un job. Je ne me souviens pas de pression sociale ( les marques étaient clairement moins présentes surtout chez les enfants). Pas de pression écologique, le sujet était réservé à quelques marginaux. Pas de pression médicales ( le cholestérol, le diabète étaient l’affaire des personnes âgées ). Pas de pressions esthétiques car aucun selfie à scruter, juste un Elle et un Marie-Claire avec une Crawford, une Turlington et une Evangelista.

Ça va ? je vous ai grillé la journée ? Comment faire pour bien faire ? Je n’ai pas de réponses. Je souhaite juste que nous soyons lucides et que nous essayons de tempérer nos légitimes craintes.

En revanche, ce soir, c’est lâcher de Danette au dessert. Promis. Et vous, vous allez faire quoi ?
Et en même temps fuck.

Et en même temps fuck : Un podcast écrit par Esther Pi, assistante de production Méline Iscache, sous la relecture attentive de Sandrine Del Sol, illustration Marie Félix et musique originale Many Kinds Design.

Crédit photo Caleb Woods for Unsplash

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